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Déroutage
Avec le soutien du Centre National du Livre
C’est l’histoire d’un déroutage inopiné dans les interstices de la globalisation, smartphone en main. Pour son travail, Benjamin C. parcourt la planète en avion, chaînes d’hôtels et voitures de location. Témoin en immersion, il absorbe tout ce qu’il voit. Le regard qu’il porte sur le monde d’aujourd’hui, saturé d’images, lui enseigne que le réel est affaire de recadrages comme de contrechamps. Répondre à cet appel, c’est commencer d’agir, ici et maintenant.
Lecture d'un extrait par l'auteur
On voit l’aile gris-sale est immense. Elle divise l’image en biais le bitume clair, le ciel bleu accablant. L’avion bouge sur le marquage au sol est jaune profond 0:49/7:53 L’enfant crie. Le vrombissement grandit, on voit les bandes de ciment le runway s’anime, ça défile, le plan s’incline tout doucement ça pousse, on décolle 1:51/7:53 L’avion pousse dans l’air est saturé de lumière. On voit le terre-plein vert au milieu des pistes rapetissent, avec les appareils amarrés en corolles aux satellites 2:02/7:53 Très vite le grillage, la zone franche et les franges de la ville se suivent 2:41/7:53 L’autoroute de bord de mer, la plage, l’écume en liseré blanc, le bleu du ciel fait vibrer l’aile shiny white grey 3:01/7:53 On voit la côte tourne un peu le réacteur assourdissant. Pas un nuage. On grimpe toujours.
LIRE PLUS On a laissé la côte derrière 6:18/7:53 We’ve now reached an altitude where it’s safe to use appropriate electronic devices. A list of approved devices can be found in the SkyHigh Magazine in front of you. We request that you remain seated until the seatb les enfants sourient, la maman l’avion vire sur l’aile à 70 degrés.
On voit l’avion devant nous s’enfonce dans le bleu sa traînée, c’est un quadri 0:22/1:29 On zoome. On voit les tuyères foncées, les panaches blancs s’épanouissent dans le bleu cadré du pare-brise à l’avant 0:51/1:29 On entend les pilotes, le bruit du cockpit et les écrans.
On voit le winglet à l’extrémité de l’aile resplendit sur le bitume beige. Il fait super beau. Le vert du gazon, l’aileron bleu scintillent 0:57/2:12 L’avion bouge dans le gris, le bleu du ciel, à ras de marquage jaune.
L’aile gauche s’allonge en biais sur la flaque renvoie le soleil dans les nuages 0:13/3:28 La piste est sombre. On voit des gouttes de pluie sur le hublot et le terre-plein trempé 1:39/3:28 On commence à rouler.
On voit le ciel de plomb, les lacets gris, les nœuds de la deux-fois-trois voies et les buildings 1:01/4:56 On voit les entrepôts dans les beiges en bas, les usines 2:08/4:56 On voit les trains de marchandises à l’arrêt on atterrit 2:25/4:56 L’enceinte de clôture, l’épais marquage blanc sur le gris, l’inversion de poussée 3:51/4:56 On est au parking.
REGROUPER
Mathias Kusnierz dans En attendant Nadeau a écrit:Salle d’embarquement, de Jérôme Game, s’apparente à un récit dans lequel son personnage – dans des moments de modification et de recomposition de ses perceptions – ne cesse d’observer à travers ses déplacements en photographiant avec un téléphone portable.
Claro dans Le Monde des Livres (13/10/2017) a écrit:Il est donc beaucoup question de sensations dans Salle d’embarquement, qu’elles soient visuelles et optiques, auditives ou tactiles. Si les poètes de la génération de Jérôme Game entretiennent souvent un rapport critique aux images, allant jusqu’à les mettre à mort, l’auteur serait plutôt ici celui qui les ressuscite après avoir pris acte du pictorial turn du monde contemporain.
Alain Nicolas dans L'Humanité a écrit:Stade du terminal
QUAND C’EST GLOBAL, c’est global. Et à force d’être partout, le monde vomit du nulle part. Le monde est absent, omniprésent mais vide, comme un écran diffusant exclusivement d’autres écrans, où ne défilent plus en bandeau que des informations sur la santé de l’écran. Décrire n’est plus situer. Dire devient répéter. On se déplace, à moins que ce soit le décor qui bouge, tourne, nous contourne. Mais la vie n’est pas un manège, oh non, surtout quand les forains ont désormais le sourire un peu trop cravaté des jongleurs de capitaux et autres orpailleurs de multinationales. La planète étant devenue un carrefour nomade, quoi de plus symboliquement concret qu’un terminal d’aéroport ? Destination ? Oh, à quoi bon la destination puisqu’on est définitivement désorienté. Pire, vu que l’Orient, on l’a perdu depuis Byzance. Non, désormais, on est «désoccidenté». Ça sonne comme une maladie, et ça l’est. C’est ce qui se passe pour le personnage et le lecteur de Salle d’embarquement, le nouveau texte de Jérôme Game, où l’on se pose souvent la question: «Mais où est-ce qu’on est, là ?», «Mais où est-ce qu’on est exactement ?», «Qu’est-ce qu’on voit exactement ?». Bon, remettons les boussoles à zéro et embarquons. Benjamin C’est un cadre au carré qui tourne en rond, il sillonne notre monde en froide jachère afin de régler les petits détails du grand tout pour le compte de divers holdings, et doit s’occuper, entre autres, dans la grande banlieue d’Istanbul, de «la négociation du parking souterrain avec le centre commercial adjacent», à la suite de la mise en chantier d’un hypermarché juste à côté. Il se rend aussi à Tokyo, à Taipei, à Hongkong. Le suivre dans ses démarches – puisque tout n’est plus que démarche, puisqu’on ne marche plus, mais qu’on se déplace, sans cesse véhiculé d’un point à un autre sur la carte d’un non territoire –, c’est, dans le vertigineux Salle d’embarquement, traverser des espaces désincarnés et interchangeables. Tout commence par un terminal, et rien que ça, sémantiquement parlant, ça en dit long. Allez, on décolle. Chez Jérôme Game, gestes et pensées s’enchaînent comme si on les faisait défiler avec le pouce, c’est la smart life: «Le verre en plastique transparent scintille, les fauteuils en laine foncée, la coque blanc cassé de la cabine est moulée. Un gin tonic s’il vous plaît unm…Merci. [Le] sourire [de l’hôtesse de l’air] avance dans la travée se déhanche. Lentement, la tache rouge blond au foulard vert, au nez fin glisse sur fond blanc. Benjamin sent le vent pousser l’avion laisse pisser. Le vent pousse. L’avion bouge. Il laisse. Du calme. Plus de lecture. Un autre verre.» Le monde se pixélise, l’œil devient préhensile – le verbe, lui, tabule. Le récit minimaliste et précis de Jérôme Game est soigneusement rythmé par des listes, des énumérations, qui disent à la fois le global, l’exhaustif et le vain. Liste des destinations avec état des vols, liste des services, consignes, boutiques, indications qu’on trouve dans un aéroport, listes des journaux qu’on peut feuilleter, liste des chaînes de télé qu’on peut regarder dans les hôtels du monde entier (liste des hôtels, donc), noms des aéroports, des compagnies aériennes, liste des produits transportés par conteneur… Des pages billboard, des mantras signalétiques qui se lisent sans se lire, puisque le monde, justement, ne se lit plus: la conscience se contente d’une capture d’écran. Plus de lecture. Un autre verre. Sécurit.
Heureusement, parfois, une fêlure apparaît à la surface de la surface. Benjamin, ouf, déconne. «Une imperceptible distance alors, qui s’insinuerait entre lui et ce qu’il fait, sans qu’il en soit forcément conscient d’ailleurs, et qui le rendrait plus contemplatif qu’à l’ordinaire?» Mais avant de contempler, Benjamin se soûle. A une soirée au consulat, il réclame un pan-bagnat, ce qui n’est jamais bon signe (pour le capital), mais plutôt réjouissant (pour l’humain). Une autre forme de désorientation commence. Définition impeccable de l’ivresse: «Il descend l’escalier. Y a pas d’escalier.» Et puis on est à Tokyo, une ville qui existe avant tout dans les guides et sur YouTube, on ne voit pas, on visionne, «c’est foncé, ça zoome on dirait, ça grossit. C’est la surface de l’eau qui s’éclaircit, on a traversé les nuages. Ça se rapproche. C’est marron bleu foncé, violet. On voit Tokyo Bay, Minato, Shibuya, Shinjuku. On voit Toshima, Taito, Kita, le Rainbow Bridge et Arakawa».
On, ça, c’est : mais où est Benjamin ? Où est-ce qu’on est, là ? Hongkong ? Possible. Et voilà qu’on se force de voir sans voir, notre cadre se découvre un désir de cadrer, un besoin de réapprendre à voir, comme s’il «était déjà à l’intérieur des images, et qu’il lui fallait témoigner de cela». C’est parti, le récit bascule, on passe en mode «photographie narrative», des carrés de texte saisissent l’instant, non plus écrans mais fenêtres, découpes plutôt qu’encarts, «le réel est là on dirait». Jérôme Game a pris soin de placer – de cadrer – une phrase de Godard en exergue de son livre: «Champ. Contrechamp. Imaginaire, certitude. Réel, incertitude.» On comprend mieux. Qu’est-ce qu’onvoit exactement ? Juste un texte ? Non. Un texte juste.
Solène de Bure dans Beaux-arts Magazine, avril 2018 a écrit:D’une salle d’embarquement à l’autre, traversé par ce que lui dit le réel, un homme tourne en rond. Le poète Jérôme Game révèle malicieusement par l’image les failles du roman.
Luigi Magno dans ArtPress N°452 a écrit:Littérature embarquée
Dans son nouvel ouvrage qu'il définit comme un récit-poésie, l'écrivain Jérôme Game se joue de la littérature pour en proposer une forme hybride originale et déroutante. Le lecteur suit au fil des pages Benjamin C., cadre de la grande distribution, qui parcourt le monde pour son travail, entre aéroports, chaînes d'hôtel et voitures de location. Il absorbe tout ce qu'il voit comme autant de photos prises de son téléphone portable, ce qui donne lieu à un texte foisonnant mais minimaliste, ciselé, scandé, fait d'énumérations de listes en tout genre de destinations, détails des vols, boutiques, journaux, compagnies aériennes...
De ces mots naissent alors des paysages urbains qui disent le monde globalisé. Une sorte de défilé d'images monté à la Godard que Jérôme Game a d'ailleurs pris soin de citer en exergue.
Manou Farine dans FRANCE CULTURE a écrit:Salle d'embarquement est le dernier exemple en date du Morphing processuel que nourrit presque l'ensemble du travail de Jérôme Game. Ce qui apparaît d'abord comme un récit aux allures non linéaires (les aventures de Benjamin C., un cadre qui sillonne le monde) cumule une multiplicité de modes narratifs qui déclenchent des déplacements de lecture ainsi que des redistributions de l'attention catégorielle.
fabbahia dans BABELIO a écrit:Voici un podcast d'un entretien radiophonique autour de "Salle d'embarquement".
Entre roman et poésie, entre 'liste à la Prévert' et description imagée - sans parler de la mise en page! - ce livre ne peut pas laisser insensible. Ce livre ne se lit pas, il se ressent.