par
Poésie
lignes de dérivations sont des histoires à plusieurs fils dont l’intrication nous amène à une pensée plurielle, une sensibilité (au sens photographique du terme), une révélation de mouvements autour d’images, d’objets, de faits et de gestes... Rémi Froger joue de mécanismes (éparpillés sur son bureau) littéraires, tente des branchements, risque des pannes.. Imaginons que nous pourrions être sur le filmage économique d’un suspense, flottant et gazeux en quelque sorte. Le chef opérateur tourne des pages et nous l’entendons soudain prononcer des énoncés qui viennent d’ailleurs. Voici venu le temps de la téléportation littérale.
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crois-moi – nous avons perdu beaucoup de temps à recycler ces pièces – nous posons des phrases génériques – passer devient un mot déserté – nous démontons des vieilles machines – certaines se cassent sans bruit – j’ai repris un piston – j’ai refait une bielle – le plancher est en bois – certaines paroles sont pleines d’huile – pleines de graisse – donne-moi les bonnes cotes – je nettoie à l’essence – le plancher reste noir – catalogue – le catalogue du temps à recycler – beaucoup de mots tombent en roulant
Les Editions de l'Attente viennent de publier un très beau livre de Rémi Froger : lignes de dérivations. Très beau formellement, avec sa couverture rouge, à l'italienne, et ses 49 poèmes - tous situés en pages impaires (les autres restant blanches - je devrais dire crème). Mais aussi très beau sur le plan de l'écriture elle-même, bien sûr. Les vers sont longs, comme j'aime de mon côté : les phrases ont le temps et l'espace nécessaires pour s'y contorsionner, s'y reprendre, s'y déplier, s'y dérober aussi parfois (rarement).
Et puis il y a ce qu'on pourrait bien appeler une voix ou une marque Froger, qui passe beaucoup par le vocabulaire employé, chargé de matériaux, de mécanismes, de transports. Avec l'emploi systématique (systémique), cette fois-ci, de tirets. Il n'y a pas d'autres signes de ponctuation ("pour que [la] langue glisse") : ces tirets ne se substituent d'ailleurs à aucun autre signe. Il ne marquent ni la fin des phrases, ni la respiration elle-même. Ils impriment un rythme au poème, qui vient souvent en superposition mais souvent aussi en décalage avec celui de la syntaxe. C'est une scansion très particulière, pas brutale du tout (sur des vers courts, les tirets bloquent fort). Parce qu'il y a aussi chez Rémi Froger le souci permanent d'être attentif à la morphologie de la phrase, de la manipuler sans la casser, comme s'ils se guidaient l'un l'autre.
Je relève à ce sujet le poème 21 :
21 ----------------
quelque chose arrive toujours - oui naturellement - et ensuite
en soulignant les mots - ensuite nous n'avons plus qu'à obéir -
voix un peu basse n'est-ce pas qu'il faut le faire - ce que je dis là vit
de l'obscurité - d'une petite photographie sépia à côté des cartes -
dormir et y penser quitter soigneusement les lieux - il se dit pourtant
qu'est-ce qui lui prend à celui-là - des scabieuses l'allée et vers
des fleurs de l'été en taches rouges répétées indéfiniment sur les lieux
La fin du livre est magnifique, avec un poème (le 49ème) dont les vers s'engendrent presque d'eux-mêmes. Je vous laisse le soin d'y aller voir.
En quatrième de couverture, Rémi Froger précise :
"j'ai fait cet écart sans bien m'y prendre sans bien compter mes pas
et tout est tombé juste" (...).
Je suis bien d'accord quant au résultat. Pour le reste, je crois que ses pas comptaient pour lui. Du reste, ils comptent pour moi.