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Essai critique et poétique
En partenariat avec la Cité internationale de la tapisserie - Aubusson
Autour de l’installation artistique éponyme de Delphine Ciavaldini à la Cité internationale de la tapisserie à Aubusson, ce livre inaugure notre toute nouvelle collection “L’art à lire”, dédiée aux écrits sur l’art. L’ouvrage, bilingue français/anglais, s’ouvre sur un court texte introductif poétique par Jean-Daniel Baltassat qui évoque l’histoire et les usages du tissage à travers les millénaires de l’histoire humaine, jusqu’aux fils vibrant entre les mains de l’artiste dans le musée. Suit un texte de 40 pages à la fois narratif, critique et didactique par Stephen Horne autour du travail de Delphine Ciavaldini et ses résonances dans le monde de l’art contemporain depuis 1945. Un cahier de 16 pages d’images en couleur (photographies de Zoé Forget) vient s’insérer au centre du livre pour restituer la dimension visuelle de l’installation en fils de laine.
Traducteurs :
Artistes de couverture :
Thématiques :
(Début du texte de Jean-Daniel Baltassat, p. 3) :
Tôt dans l’histoire des humains les fibres
— lin laine chanvre jute
abaca kapok alfa genet
yack maguey ou sisal,
d’autres encore —
les fibres brins fils vibrent entre les doigts des femmes. S’étirent, se nouent, s’assemblent, tissent et tapissent le monde humain d’ouvrages de tisserandes discrètes, inventant déployant la première langue de nos tribus — géométries de lignes, plans, surfaces et torsions de brins — langue de notre conscience face au cosmos immense, mouvant, si terriblement énigmatique, si menaçant.
* * *
(Début du texte de Stephen Horne, p. 7) :
LIRE PLUSDans ce bref essai – ou peut-être cela tiendra-t-il plutôt de l’histoire –, j’esquisserai quelques sujets importants pour notre époque, quelques réflexions situant la création, la pratique artistique et l’expérience esthétique dans leur rapport au problème des « horizons perdus » tel qu’il est posé par Delphine Ciavaldini dans son exposition portant ce titre à la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson. Pour ce faire, je proposerai quelques idées dont l’urgence dérive de la crise climatique. Dans les moments de crise, nous disons : « respire ». Qui ou qu’est-ce qui nous aidera à répondre à cette demande ; où cette pratique de la respiration se manifeste-t-elle le mieux ?
Respirer signifie habituellement s’accorder un moment de répit, faire une pause, se mettre en retrait de la tension et de l’urgence du moment. On trouve cette idée clairement exprimée dans la Chine du XVIIe siècle, avec la notion de « retrait » et, pour ce qui est de nos lieux d’habitation et de nos espaces quotidiens, le pavillon, qui est une version de la hutte, offre un lieu où intérieur et extérieur sont dans un rapport d’échange mutuel, un « espace de respiration ». Ce moment de répit est ce qui permet à l’expérience esthétique d’avoir lieu. Cela constitue également un paradigme à partir duquel considérer la question qui nous occupe actuellement, celle de la frontière fixe, ou du mur, séparant l’intérieur de l’extérieur.
Dans son livre récent, Sharing the World [Partager le monde], la philosophe belge Luce Irigaray écrit : « Aux frontières de notre demeure, les seuils prépareront la rencontre avec l’autre : seuils à l’horizon d’un monde nous permettant de quitter l’autre et de l’accueillir, mais aussi seuils à la frontière de soi, s’il est possible de distinguer entre les deux. »
Les matériaux ordinaires sont des seuils, dans le sens d’Irigaray : ce sont souvent eux qui nous raccrochent à notre terre/foyer par le biais de nos corps et de notre appareillage, et qui, en cela, travaillent à nous donner un contact avec la beauté qui n’est pas seulement individuel ou « subjectif », au sens esthétique. Les matériaux et les formes ordinaires, les objets tels que les couvertures, les draps, les lits, les tentes, les huttes et les vêtements, sont très présents dans l’art contemporain. Tous ont le même matériau de base, le tissu, et les mêmes procédés de tissage. Ils sont les fragments de notre planète partagée, l’horizon que nous avons perdu dans ce monde dominé par le « marketing », et les calculs et la prédictibilité qu’il nous impose. Quel pouvoir réside dans les matériaux et les procédés ordinaires ? Est-ce simplement qu’ils sont familiers ? Ils évoquent la solidarité, l’appartenance à un monde commun, partagé, et par conséquent nous rappellent les liens que nous avons les uns avec les autres, et avec le cosmos à travers lequel ces fils du commun sont tissés. Le philosophe des sciences français Bruno Latour a écrit récemment que nous sommes « rendus fous par l’absence d’un monde commun à partager ». L’une des pratiques les plus ordinaires et les plus familières est celle de la répétition : adopter et adapter quelque chose à une fin nouvelle ou à un milieu nouveau, un milieu dans lequel ce qui était ordinaire devient extraordinaire, parce qu’il devient multiple et énigmatique.
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